Lecteurs norvégiens, lecteurs français, surfeurs norvégiens, surfeurs français, vous avez tous les droits de m’insulter (ou de critiquer subtilement ce que je vais avancer) : une fois de plus, ma terrible propension à la classification abusive va se manifester sous vos yeux. Pour mémoire (et pour la Norvège davantage), j’ai repris, il y a de cela une paire d’années, un classement sauvage des poètes en DEUX catégories : les lyriques et les formalistes. On s’est plaint. On a eu raison. Eh bien, dans le cadre de cette étude express des “plurilingualpoetics” en domaine français, je n’ai pu que - et croyez que j’en suis désolée - recommencer. La (ré)partition qui suit (poétiques du parler/poétiques 007/Autres) est grossière autant que fruste, irresponsable autant qu’injustifiable, même pas validée même pas valide; enfin bref, c’est une catastrophe.
Tâchant de créer un précipité de noms dans ma cervelle à partir du thème “plurilingualpoetics”, sont venus pêle-mêle Molnar, Beck, Stubbe, Sivan, Game, Cadiot, Hanna, etc. Vous me direz, vous auriez tout de même pu adopter une approche plus... scientifique. Ce n’est pas faux. Cela dit, pas d’inquiétude : il y aura de vrais morceaux d’université dans mon yaourt - aussi bien ai-je fait l’université par morceaux.
Règle : quand il y a deux patates (autre nom des ensembles en mathématiques modernes), il y a parfois intersection des patates - je ne vois pas le symbole de l’intersection sur mon clavier, mais c’est celui qui ressemble à un pont.
Patate 1 : poétiques du parler.
Tarkos, Pennequin, Molnar, Sivan, Game, prennent en charge la question de la division écrit/parlé, langue savante/langue populaire, langue correcte/langue incorrecte, en des termes qui semblent reconduire une dichotomie violemment affirmée en France depuis Céline ou Dubuffet (“ Notre culture est comme une langue morte qui n’a plus rien de commun avec le parler de la rue.”, in Positions anticulturelles, 1951). Certes, la poésie n’est pas un “art brut” dans ces recherches plutôt savantes et très au fait de l’histoire des avant-gardes, mais elle s’y conçoit en régime “brutal” - la répétition (Tarkos, Pennequin) étant vue, aussi, comme une attaque en règle du principe de non-répétition qui régit la langue apprise (et les Belles-Lettres en général), l’orthographe phonétique (Molnar, Sivan) comme une atteinte (démonstrative et comique) des fondements du programme scolaire, au sens où il programme la langue et son usage, le “bégaiement de la langue” (Game, et avant lui Ghérasim Luca) comme une rupture de l’énoncé qui en brouille le sens. Molnar et l’explicitation de sa position dans Dlalang (Revue de Littérature Générale, n°2), Game et son exposé malmené des langues agglutinantes, Sivan et son écriture-mouvement (“un assemblage de mots orthographiés de telle manière qu’ils se rapprochent le plus possible de la façon dont on les prononce”), il y a bien un arrière-plan célinien (Céline et son obsession du rendu émotif, de la retranscription du parlé dans l’écrit, cf. Entretiens avec le Professeur Y, Gallimard, 1955), une tentative d’ouvrir le champ des possibilités expressives (dans Dlalang, Molnar utilise son écriture phonétique essentiellement dans les passages dialogués, vifs et humoristiques), un retour de l’émotion (que Game revendique : il dit se “laisser affecter”, viser “une intensité via l’expression”, in De quoi parlons/Nous n°3, octobre 2005). Il est de toute façon difficile de rejouer certaines recherches ou certaines techniques en les déconnectant de leurs présupposés (ainsi, l’intérêt pour l’origine ou la formation des langues s’ancre dans des spéculations parfois mystiques - cf. le poids de la théosophie dans l’avant-garde russe - ou vitalistes - “La langue est dynamique parce qu’elle est perpétuellement en travail. Elle n’en finit pas d’accoucher d’elle-même.”, J. Sivan in postface à Nouvelles Impressions d’Afrique, Al Dante, 2004).
Patate 2 : poétiques 007
Parallèlement aux prolétaires de la langue (la revue que fonda Molnar avec Tarkos se nommait Poezi Proleter) prend place dans les années 90 une approche plus conceptuelle, qui prend la langue par l’autre bout - déjà arrivée, si l’on peut dire -, sans visée idiolectale. Cadiot, Chaton, Hanna (pour n’en citer que quelques uns) ne campent pas sur le terrain du parler mais (re)traitent l’écrit - discours, qu’ils soient “savants” (les énoncés grammairiens de l’Art Poétic’) ou “populaires” (la matière médiatique des Petits Poèmes en Prose, de Christophe Hanna, les prélèvements dans le corps écrit courant du tout-venant dans les Evénements de Chaton), ayant tous la propriété d’être à la fois omniprésents et dévalués - le type même de discours dont la poésie “traditionnelle” ne veut surtout pas s’occuper. Ces travaux ne songent pas a priori à toucher à la langue, ni au mot, ni à la lettre, mais leurs agencements ont une fonction révélatrice; ces textes pointent, au sens où ils marquent, testent, ou vérifient le bain linguistique commun au tournant des XXe-XXI° siècles. L’entreprise, apparemment modeste (mais une avant-garde modeste est une avant-garde quand même - la position en surplomb en est partie intégrante), affiche assez clairement une ambition politique. Le pragmatisme trouve dans ces poésies un terrain d’affirmation idéal - d’où l’inflation de termes comme “performatif”, “effets de sens”, etc, et l’idée que la langue est forcément un passage à l’acte, voire un passage à l’action. Ceux qui font les frais de la reprise, parfois littérale, de l’idée que “la signification d’un mot est son usage dans le langage” (Wittgenstein, Recherches Philosophiques) et rien d’autre, sont bien entendu les poètes qui, dans les années 70/80 et encore aujourd’hui, usèrent de l’interprétation psychanalytique (singulièrement lacanienne) pour rendre compte de la relation au monde et au langage - en premier lieu Christian Prigent. Sans doute y a-t-il ce fantasme (éco-logique ?) qu’interpréter le monde, c’est le forcer, et que le décrire, à la manière d’un Wittgenstein, permet de ne pas y toucher. Mais la description n’est-elle pas aussi une interprétation ? Le problème n’est d’ailleurs pas tant de contester la lecture lacanienne du fait poétique que de faire sauter l’inconscient par la même occasion (ce qu’on appelle, en France, “jeter le bébé avec l’eau du bain”). Amis norvégiens, les poètes français n’ont plus d’inconscient... Vous ne pourrez pas dire que vous n’étiez pas informés*.
Enfin, peu importe, puisque “ Le but de l’écriture est de faire que ça arrive “, écrit Burroughs, dont les procédés et la pensée paranoïaque-critique sont réinvestis (cut up, virussage élargi reprenant les mots de l’informatique - hacking, spams... -, bref, ce que les trotskistes appellent l’entrisme et 007 faire son travail). Les poétiques 007 (ou Mission Impossible, pour reprendre le titre de la revue dirigée par Christophe Fiat - on se souvient que le héros de la série est chargé d’accomplir un message enregistré sur un magnétophone à bande, message qui “s’autodétruira dans les 5 secondes “, plus-que-possible métaphore des poésies action/sonore actuelles) sont engagées de fait dans une recherche, ou une expérimentation, scientifiques plus qu’esthétiques. Christophe Hanna, par exemple, écrit de ces poétiques (la sienne en premier lieu, mais il y englobe, sans doute un peu intempestivement, celles de Chaton, Manuel Joseph, Olivier Quintyn, etc) qu’elles travaillent à l’émergence d’une “ forme particulière de connaissance concernant les soubassements mythologiques structurant nos sociétés “.
Patate 3 : d’autres
On eût aimé que cette troisième et dernière partie pût être consacrée à l’intersection parfaite, au lieu idéal de la patate. Hélas/Heureusement et comme on pouvait s’en douter, il ressemble - ce lieu idéal de la patate - davantage à un patchwork qu’à un ensemble harmonieux. Cela dit, les idiosyncrasies particulières unissent cette petite communauté arbitrairement construite et très incomplète dont aucun des membres n’affiche le politique d’une esthétique pourtant politique : Beck, Bérard, Stubbe et M2, Léal, Braichet.
Bérard est un Conceptuel qui n’aurait pas lâché la langue : dans Le Problème Martien (Al Dante, 2002), il propose le remake d’un roman de science-fiction des années 60 dans une syntaxe excessivement contournée qui n’est pas sans rappeler l’écriture-artiste de la fin du XIXe siècle. L’Enfer (Al Dante, 2006) est la traduction d’une traduction française des dix premiers Chants de l’oeuvre de Dante : là encore, le concept - déjà mis en oeuvre par Michelle Grangaud dans ses Poèmes Fondus, POL, - est subsumé par une écriture qui prend vraiment en compte la diégèse.
L’avantage de Philippe Beck, c’est qu’il fournit, dans de nombreux entretiens et addendas à son oeuvre (difficile), l’appareillage théorique nécessaire sinon à sa compréhension, du moins à son “envisagement”. La plupart des textes critiques commencent leur tentative d’éclairer ce travail en en usant philosophiquement - autorisés qu’ils se sentent par les perches souvent tendues par l’auteur-même : citations de Schiller, Novalis ou Coleridge, etc -, avant d’en finir, peut-être désarmés (?), en alignant un lexique de la sensation en passe de devenir un aspect du topos beckien (le poème de Beck est cassé, sec, vernissé, refroidi...). Sans doute ont-ils raison d’en venir là - et peut-être devraient-ils s’y tenir -, car c’est bien de (la) sensibilité que s’occupe Beck, une sensibilité raisonnée, et en cela plus subtile que l’émotion convoquée par d’autres.
Gwenaëlle Stubbe et M2 viennent de sortir leurs premiers livres. Salut, salut Marxus (Al Dante, 2006) de Gwenaëlle Stubbe met en scène des personnages et une écriture de l’après Michaux, dévastés par ce que d’aucuns nomment le Capitalisme intégré : “ Mon appartement est peint couleur bagnole “. Stubbe est, avec Charles Pennequin, l’un des grands lecteurs/performeurs d’aujourd’hui; elle impose une présence qui tient à la fois de la tenancière de cabaret des années 20 et de la jeune Vénusienne fraîchement débarquée découvrant la terre. Une lecture de Stubbe, une lecture de Pennequin sont des moments inoubliables (d’accord, je l’avais déjà dit dans mon bulletin n°1 sur la NPF, mais bis repetita..., d’une part, et d’autre part, amis norvégiens, ne ratez pas Stubbe ou Pennequin s’ils passent par chez vous, telle est la teneur de ce message).
Vers 0 (le bleu du ciel, 2006) de M2 est un livre d’une liberté formelle et subjective inhabituelles en domaine français - plus proche en cela de ce qu’avait construit Arno Schmidt en allemand et avec l’Allemagne des années 50. Brassant idiomes, niveaux de langue, contrepèteries et autres puns de basse extraction (dont il est un virtuose), M2 portraiture la France des années 90/2000 avec un humour et une violence dont la force critique naît de la langue-même, réagencement continuel de syntagmes dans le cadre d’un fractionnement rythmique qui interroge et (re)modèle à la fois le vers et la prose, sans que l’un ne l’emporte vraiment sur l’autre.
On aurait pu caser Léal dans les “poétiques du parler”. Et puis non, on n’aurait pas pu. Ce qui intéresse Léal, c’est la narration. La narration et le narré (qui est sa matière). Du narré calqué sur le mode banal de la conversation. Ce narré, ready-made préparé ou qui sonne tel, il le projette sur la page, il lui donne du champ et la profondeur du même nom, il lui crée un espace à sa mesure - cinématographique plus que théâtral : avec Léal, on est dans un film. L’humour des textes de Léal naît du narré, certes, mais surtout de sa disposition (après tout, l’histoire du Peigne-Jaune, mais aussi celle d’Un trou dans la brèche, son dernier livre paru chez POL, n’est pas spécialement hilarante); elle évoque parfois la bande dessinée “ligne claire” (Léal n’hésite pas à mettre un driiing pour faire sonner un téléphone), une BD dont il ne resterait que les textes des philactères.
En 2004, la parution d’ on va pas sortir comme ça on va pas rentrer, de Thomas Braichet (POL) rendait manifeste la maîtrise d’un travail typographique et sonore en constante recherche (Braichet a élaboré les polices de caractère “Vsans” et “Vslab” utilisées dans le livre). Braichet s’est nourri de l’oeuvre de ses prédécesseurs - et en particulier de celle de Bernard Heidsieck, auquel il rend de brefs et drôles hommages -, mais il est le premier, en ce domaine, à dépasser à ce point ses influences, en proposant une partition d’une rare finesse, où l’attention portée à la technique et à ses outils, toujours critique et humoristique (les craquements d’un supposé vinyl imitent le bruit de la pluie), est indiquée sans jamais peser. Libre comme il s’annonce, le travail de Braichet peut se permettre pas mal de choses, y compris une nouvelle version du Conte de F______, à paraître chez POL dans quelques mois.
* Qu’il soit bien entendu que je ne me permets ce genre de sortie que dans la mesure où mon propre travail est depuis le début davantage concerné par Wittgenstein que par Lacan; mais l’un n’empêche pas de dire l’autre, si nécessaire.