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BREV[P]
Nathalie Quintane: nypoesi 1
06.02.06

Il est toujours difficile, quand on est dedans, d’apprécier le degré de fraîcheur d’un bain poétique. Voilà bien dix ans que j’affirme à qui veut l’entendre Oui oui, il y a du courant, venez y goûter vous serez surpris, de très loin eaux stagnantes mais de près petit ru, vivant, vibrant, qui mousse de rayons, et en plus il a deux trous rouges au côté droit.

Bien.

De loin - imaginons ce que cela donne de loin; du fjord, donc -, je suppose que le sous-ensemble Nouvelle Poésie Française (NPF) apparaît comme un massif surmonté de quelques têtes. Je conserve ces têtes, n’étant reine d’aucun royaume et n’approchant les sans-culottes qu’avec prudence, et je tache d’y relever un paysage.

Première tête, absolument déconnectée en son départ (c’est un romancier franco-américain de 75 ans), et multiconnectée à l’arrivée: Raymond Federman, dont l’oeuvre, publiée depuis 2003 par Al Dante, est l’un des rétro-révélateurs les plus accomplis de ce qui se passe en NPF: force du débit oral (Federman se dit “conteur”; c’est un conteur à la Céline, bagout explosif, croqueur de tout, menteur véridique de ce qui de toute façon se dit mal: la rafle du Vel’ d’Hiv’ où disparut sa famille, sa survie ensuite, et son devenir américain), inventivité typographique revue par XPress, hyperproductivité - peut-être typique de l’époque mais pas sûr: après tout, Proust... -, lecteur dont chaque intervention publique vire à la performance inoubliable. Bref, un rêve de poète. Amer Eldorado (Al Dante, 2003) et Quitte ou Double (Al Dante, 2004) sont ses chefs d’oeuvre.

Lecteur dont chaque intervention publique vire â la performance inoubliable: c’est ce qu’on dit (aussi) de Charles Pennequin et c’est vrai.  Pennequin impose depuis quelques années une présence et une langue populo-savantes sans précédent en France où, comme ailleurs, la Poésie est avant tout l’affaire d’une élite cultivée qui porte physiquement autant qu’intellectuellement sa hauteur et sa culture (même si l’aventure TXT et certains grands performers comme Julien Blaine avaient commencé à faire brèche dans la forteresse). Pennequin a publié Mon Binôme (POL, 2004), mais pour comprendre jusqu’à quel point il pousse le bouchon loin, il faut aller sur son blog Poèsie Pour les Nuls, ou se procurer les numèros 1 et 2 de la revue Patate, non-aidèe par le Centre National du Livre (organe indispensable à la survie de la petite édition) parce que jugée trop extrémiste. A sa suite ou à ses côtés existe une frange radicale de poètes, souvent publiés chez Al Dante, qui reprennent à leur compte (et au grand dam de tous les autres) les attendus et les postures de l’Avant-Garde. Parmi eux, Manuel Joseph (publié aussi chez POL) reste un styliste - sulfureux, certes, et subtil -, tandis que Christophe Hanna s’affirme comme un “théoricien-praticien” pertinent. Il publiera cette année la suite de Poésie Action Directe, dont la parution du premier volume en 2002 (chez Al Dante) en avait énervé pas mal.

Un autre héritier simultané de Federman (particularité dûe á la (re)connaissance tardive du travail de celui-ci en France) est Frédéric Léal, cette fois versant typographique. Léal exploite magistralement les outils informatiques de mise en page du texte pour créer un univers en miettes où la bribe dialoguée constitue la non-armature flottante de livres plastiquement humoristiques et critiques, le lecteur (re)constituant à son grand bonheur des histoires banales en même temps qu’épatantes. C’est le cas de Let’s let’s go (POL, 2005).

Poids des dialogues et du quotidien, éclatement d’une poésie qui se veut aussi action: l’empreinte de Bernard Heidsieck sur la NPF est, enfin, et depuis quinze ans, visible. Olivier Cadiot en avait fait l’un de ses “pères”, aussi bien que Christophe Tarkos ou Anne-James Chaton. Le travail d’Heidsieck oriente le nôtre de manière forte et profonde. Humour, rigueur, inventivité folle (Heidsieck semble avoir tout fait en matière de montage sonore), c’est l’un des grands poètes du vingtième siècle. L’un des mérites - et la force - de la NPF est d’avoir choisi d’être la fille de certains pères (Prigent, Fourcade, Hocquard, Gleize, Blaine, Heidsieck, Lucot), le plus souvent méprisés ou ignorés par la ”poésie officielle” (en gros, la poésie Gallimard et celle promue par les facultés de Lettres). Al Dante publie l’oeuvre de Bernard Heidsieck, cds + livres (en 2005, Couper n’est pas jouer, manifeste théorico-pratique créé en 1968; ne pas manquer de lire également ses Notes Convergentes).

Des héritiers directs de la Poésie Action se détache depuis quelques années Anne-James Chaton. En utilisant le sample, la boucle sonore, en s’en tenant à des listes rigoureuses de tout ce qui arrive comme production de biens de consommation, en collaborant avec des musiciens expérimentaux (c’est l’objet de son dernier audiolivre, In the Event, enregistré avec The Ex fin 2004), mais  en donnant aussi à ce travail une assise philosophique (cf. son essai sur les textes du jeune Marx L’Effacé, Sens & Tonka, 2004), Chaton radicalise autant qu’il actualise l’influence heidsieckienne.

Si l’on considère, cela dit, l’ensemble de la poésie “multimedia” - une poésie alliant présence scénique, manipulation informatique en direct, compte tenu de la langue et du son, et organisation écranique, bref, un dispositif complet -, Thomas Braichet (signé par POL: lire et écouter On ne va pas sortir comme ça on va pas rentrer, 2004) est une révélation. Personne déautre que lui, pour le moment, n’impose avec une telle force un projet sensible, une pensée poétique en action. Parce que Braichet ne semble jamais embarrassé par un savoir qui paraît parfois en gêner d’autres – l’on cherche à démontrer autant qu’à montrer, ces derniers temps, en NPF; cf. les performances et les textes, par ailleurs remarquables, de Christophe Fiat, de Christophe Hanna, déjà cité, ou de Jérôme Game -, il est, à mon sens, le seul artiste - et donc, le seul à penser.

Le renouveau poétique initié il y a un peu plus de quinze ans (L’Art Poétic’ , livre de référence publié par Cadiot chez POL, date de 1988) n’est pas dissociable d’un retour du narratif et d’une utilisation de la prose sous toutes ses formes. Peut-on dire que demeure encore quelque chose du vers 1quand la plupart des poètes disposent des blocs (souvent denses, voire hyper-denses: pages complètes de cut-up sans respiration, récits tassés..., venant s’opposer trait pour trait à la poésie dite “blanche” des années 70), font de la prose coupée (passages à la ligne plus ou moins pensés), et que le dernier à attendre du vers qu’il soit “l’horizon de la poésie”, Philippe Beck, ne pratique pas autre chose, finalement, qu’une forme de prose coupée - même si elle est réflexive  plus que narrative ? Fin XXe début XXIe siècle, la domination de la prose est quasi-totale - pour des raisons historiques et parce que le temps passe: les Petits Poèmes en Prose de Baudelaire ont été publiés il y a 150 ans et, à quelques exceptions près, on ne se souvient simplement plus de ce qu’un vers est un système complexe, rythmique plus que musical, et qui (se) tient si fermement qu’il coupe aléatoirement la phrase, étant gouverné par une économie propre qui ne ressortit pas (tant que ça) á la syntaxe. L’Oulipo, en faisant la promotion d’une poésie “á contraintes”, n’a pas sauvé le vers, mais se présente aujourd’hui comme un groupe plutôt post-moderne que moderne, gérant une nostalgie et un catalogue de formes. La seule “oulipienne” à continuer à irriguer la NPF semble d’ailleurs assez peu occupée par ce problème qui n’en est plus un: Michelle Grangaud est une prosatrice, anagrammaticienne surdouée et pleine d’humour. Peut-être est-ce ce qu’on retient, maintenant-depuis quinze ans, de l’Oulipo: l’humour, verrue sur la joue lissée de la poésie française depuis? (les guerres de religion? la construction de Versailles? L’exécution de Louis XVI?). Chose curieuse (mais logiquement compensatoire): que le siècle le moins drôle de tous les temps - le XXe - ait à ce point diversifié et ambiguïsé l’humour.

Boîte à outils, humour et prose presque romanesque: on est (donc) en territoire cadiotien, peu productif (son dernier livre marquant Retour Provisoire et Définitif de l’Être Aimé est paru en 2002 chez POL) mais influent (Cadiot est la vitrine de la NPF, et - forcément – l’arbre qui cache la forêt). Deux “romanciers” remarquables (et qui ne sont en rien des épigones) sont venus peupler ces derniers temps ce territoire: Jérôme Mauche, avec Electuaire du Discount (Le Bleu du Ciel, 2004), et Ludovic Bablon, avec Scènes de la Vie Occidentale (Le Quartanier, 2005).  La syntaxe de Mauche, l’une des plus désinvoltes de la NPF, se met au service d’anecdotes très post-industrielles ou ce qui fait sens est rarement départagé de ce qui ne fait pas sens (et la syntaxe joue ici un rôle capital). Tout aussi inventives, les Scènes de Bablon incluent une violence parfois maldororienne qui font de son livre un petit bijou critique. Ces deux livres paraissent chez deux (très récents) éditeurs, qui apportent heureusement un peu de variété à l’échange ping-pong POL/Al Dante qui régit depuis quelques années la publication de la NPF (ceux qui ne sont pas chez l’un vont chez l’autre ou chez les deux, comme Tarkos, Pennequin et Manuel Joseph). Provincial (Le Bleu du Ciel est un éditeur bordelais) ou extrêmement provincial (Le Quartanier est québecois), ils mettent en place - on espère pour longtemps - une alternative au désastre annoncé par les “rachats” 2 qui mettent plus que jamais en danger la littérature et son (indispensable) versant expérimental, la poésie. Le Web est “convivial”, certes, et tend à prendre la place du réseau de revues sans lequel il n’y a pas, en France, poésie nouvelle (il faut aller, par exemple, sur le site d’Antoine Hummel, www.Kilobytespatron.info, ou sur celui de Samuel Rochery, Les Cahiers de Benji, pour apprécier l’extrême intelligence de très jeunes gens - Hummel a 20 ans -, la vivacité et le nombre des héritiers de la NPF), mais il n’offre pas la visibilité, ni la “légitimité”, d’une édition papier portée par un éditeur réputé (la NPF ne se serait pas faite sans Paul Otchakovsky-Laurens, POL).

Cette première correspondance balayante ne serait pas complète sans la mention de deux oeuvres en cours, savantes, originales et pourtant bien ancrées dans le paysage général: celle de Ryoko Sekiguchi, explorant la muwashshah (forme poétique pratiquée dans l’Andalousie arabe) et les noms scientifiques des plantes (Héliotropes, POL, 2005), beauté compliquée aux interruptions syntaxiques troublantes, et surtout celle de Philippe Beck, déjà cité. Le travail de Beck poursuit à sa manière, souvent morale et didactique - et revendiquée comme telle -, l’option mallarméenne. Stylistiquement appuyée (nombreux néologismes, références obscures mais qu’on sent, désinvoltures à la Fourcade...), la phrase beckienne impressionne (ses imitateurs commencent à être quelque peu envahissants, d’autant plus qu’évidemment ils n’arrivent pas à la cheville du maître) par la liberté de sa sophistication et la force de sa réflexion philosophique générale sur les temps et les moeurs (en 2005 ont paru Elégies Hé, au Théâtre Typographique, et Déduction, chez Al Dante). Son très beau journal est consultable sur le site de Pierre Le Pillouër (ancien membre du groupe TXT) sitaudis.com, indispensable et complète centrale (de recensions en excitations, tout ce qui concerne la NPF est consultable sur sitaudis.com, connu à présent bien au-delà du cercle restreint de la poésie contemporaine, puisqu’il inclut des interventions d’artistes, comme celle de Stéphane Bérard - par ailleurs édité chez Al dante, cf. Le problème martien, 2002 -, auteur d’un poème pour google , haïku comprenant les noms de Georges Bush, Jacques Chirac et Ben Laden).

Enfin, Dominique Fourcade poursuit un travail où le choix de l’irrégularité et de l’aléatoire plus que d’une option stylistique forte qui courrait le danger d’une certaine univocité lui permet la publication de quelques éblouissantes vues sur le monde et ses récentes turpitudes: dans En Laisse, Fourcade prend le risque de faire sien un cliché inassimilable: celui du prisonnier irakien tenu en laisse par la soldate anglaise. Foucarde réussit à ennoblir la chose la plus ignoble, sans pompe et sans pathos. En 2005, il publie simultanément deux autres livres chez POL : Sans lasso et sans flash, et Eponges modèle 2003.

1. Vers vs Prose est le nom d’une ardente, bien qu’ancienne, querelle française.
2. Pour mémoire : La Martinière a racheté (entre autres) les éditions du Seuil, tandis que Gallimard rachetait (entre autres) POL, Verticales et Joëlle Losfeld. Mais ça rachète tous les jours...